L'Iseran en vieille R50, par Serge Grandvaux.

Mon Cher Tonio,

   Ca y est c’est fait. Depuis le temps que je remettais à des jours meilleurs mon projet de grimper au sommet de l’Iseran avec ma vieille R 50*, j’ai fini par le réaliser ce vieux rêve.

   Je te raconte cela par le menu. La météo s’annonçait comme excellente sur plusieurs jours. Condition indispensable, car je voulais aller en haut du plus haut col d’Europe, d'une altitude de 2770 m, en partant de chez moi sur la moto et non pas utiliser une remorque jusqu’à Val d’Isère (La honte). Premier point acquis, passons au deuxième : les préparatifs. J’ai remis les sacoches cavalières (je n’ai toujours pas trouvé un porte-bagages et porte-sacoches d’origine) pour emporter le nécessaire au cas où :

-      Un peu d’huile, de la bonne vieille huile d’origine minérale, pas de semi-synthèse ou de synthèse, ma vieille R 50 a des goûts bien arrêtés.

-      De l’essence (4L) avec sa dose de plomb. Le régime sans plomb ne sied pas à Mâdammmme.

-      Un flacon d’additif plomb.

-      Chambres à air avant et arrière. Je te l’avoue, la crainte de la crevaison était vraiment mon gros souci. Je ne me voyais pas en bord de route démonter une roue. Avec cette précaution, il me suffirait d’appeler un garagiste qui lui pourrait effectuer la réparation par un échange standard.

-      Les clefs spécifiques BMW.

-      Un peu de fil de fer, de la ficelle

-      Des pinces

-      Des gants caoutchouc pour ne pas trop me salir les mains si je devais « mécaniquer ».

-      Et pour moi, un peu d’eau, des gants d’été car je partirais tôt (6h) avec les gants d’hiver, une petite, très petite trousse de toilette et quelques habits de rechange.

Tout cela tenait dans les deux sacoches : parfait.

Ensuite se posait le choix de l’itinéraire :

avec ou sans autoroute. Je pèse les inconvénients de prendre l’autoroute. Ma vitesse est limitée (80 Km/h) donc je risque de gêner même les camions, en plus c’est monotone surtout à cette allure. Par contre par la nationale il me faudrait changer de vitesses assez souvent, relancer la bête aussi souvent, c’est plus pénible et mécaniquement moins serein J’opte pour l’autoroute …. On verra bien.

En m’endormant la veille du grand jour, je repense aux photos qui ornent mon garage à motos.
 Le départ de la concentre de Val d’Isère. Des vieilles japonaises, de belles anglaises, (ou l’inverse si tu préfères), des R 50 etc. Les gars avec ou sans casque, d’autres avec des casquettes écossaises.

  Question sécurité ce n’était certainement pas le top, mais quel plaisir, quelle liberté ! Un autre cliché  montre le tour de France avec Eddie Merckx en tête du peloton et juste devant une BMW de presse. Là  encore pas de casque, le pilote a une casquette, le journaliste roule tête nue. La moto est chargée  comme un bourricot, sacoches arrière bien sûr, sacoches de réservoir, klaxon à dépression, haut-  parleur au guidon, plaque de presse numérotée à l’avant, l’aventure est en route mon vieux Tonio, la  nostalgie aussi.

  Mais qu’importe mon âge, demain ce sera mon tour d’être le « forçat de la route ».

Certes je ne dévalerai pas l’Iseran côté Bonneval à quatre-vingt–dix kilomètres à l’heure derrière un cycliste. Il n’y aura pas la foule, mais peu m’importe je me ferai mon cinéma à moi, rien qu’à moi, personne n’en saura jamais rien. C’est peut-être cela le plus beau de l’histoire.

 

Réveil à cinq heures.

Petit dej copieux, super copieux. Il faut de l’énergie pour les quelques 430 km qui me conduiront à Bonneval-sur-Arc en passant par Val d’Isère et le col de l’Iseran. J’ai prévu de partir à six heures si le jour est levé lui aussi, car je roule « tous feux éteints » la batterie et le système de recharge qui ignore l’alternateur ne supporteraient pas une telle débauche d’énergie. Ecolo avant l’heure ces vieilles BMW. De plus, le code de la route l’autorise et toc….

Le ciel n’est pas des plus cléments mais comme les prévisions météo, qui ne se trompent jamais, annonçaient du ciel bleu, j’attends six heures trente et je pars.

   De toutes façons, il fera beau …
 En effet, parti de Mouchard sous un ciel voilé, je trouve la preuve que  j’ai eu raison de m’embarquer dans cette aventure, car j’aperçois une éclaircie au loin dès que je rejoins  l’autoroute après une trentaine de kilomètres. Là, vigilance absolue, tout le monde me double. Je n’ai  jamais vu autant de côtés droits de camions. Du haut de ma petite R50 je constate qu’une semi-  remorque c’est gros, très gros, vraiment très, très gros, que ça fait du bruit et que ça remue de l’air.  Cependant j’ai l’impression que les chauffeurs ont pris conscience qu’ils doublaient une coquille de noix  et ils se rabattent très longtemps après m’avoir doublé. Merci les gars, cela me rassure et me  tranquillise. Il ne me reste qu’à être patient et à avaler les kilomètres à quatre-vingts, quatre-vingt-dix  kilomètres à l’heure.

 Il faut que je fasse de savants calculs en conduisant, car le compteur kilométrique ne fonctionne plus. Il  tourne à la vitesse d’un ventilateur, une fois à l’endroit, une fois à l’envers. De plus je n’ai aucune idée de  la consommation de la moto. J’ai fait le plein en partant et je sais qu’à la station de Bourg en Bresse j’aurai parcouru environ quatre-vingt-seize kilomètres ; en complétant le réservoir je pourrai avoir une première estimation comme ils disent à la télé le soir des élections. Je réaliserai vite que le bonhomme éprouvera le besoin de s’arrêter plus souvent que la machine. Celle-ci tourne comme une horloge et en ne consommant qu’environ cinq litres aux cents kilomètres. Elle pourrait tenir quelques trois heures sans pause. Mon dos et surtout mon coccyx crient misère bien avant. Donc premier problème résolu : le plein fait, ce qui compte pour l’autonomie c’est la santé du capitaine et non la gourmandise du vaisseau.

En fait, cette super R 50 est très facile à vivre. Nous quittons l’autoroute à Ambérieu-en-Bugey et nous voilà sur la « nasse ». Là, les sensations sont fortes même sans la vitesse. Tu n’as aucune protection et tu profites à deux cents pour cent du souffle de l’air. La route tortillonne et tu dois anticiper vu la puissance des freins. Quant à la tenue de route ? Par rapport à une 1 150 RT, ce n’est pas la même planète. Si bien que tu es très occupé par cette conduite sportive ou plutôt physique et le temps passe vite. Avec les kilomètres, tu prends un peu d’assurance et tu t’enhardis. Le prochain virolo, je ne freinerai pas, je prendrai de l’angle,  promis, juré. Enfin presque …


Après une pause casse-croûte à Bourg-Saint Maurice, j’arrive vite (je t’en prie, garde tes commentaires désobligeants pour toi) à Val d’Isère.

  Le rêve se fond dans la  réalité. Je m ’arrête au pied du panneau qui indique « Col de l’Iseran ouvert » pour  immortaliser l’instant.  C’est au pied du col qu’on voit le grimpeur selon un vieux proverbe montagnard.

 

  Moment inoubliable « J’attaque le col ».

  Cette fois, c’est du vrai, c’est bien moi sur une bonne vieille R50 qui vais gravir  puis descendre ce col mythique. Combien de fois ai-je regardé avec convoitise ceux qui, il y a cinquante ans, pouvaient  le faire. Réalisaient-ils la chance qu’ils avaient ? Réalisaient-ils les envieux qu’ils faisaient ? Si j’ai rêvé de ce moment,  je crois que je n’en ai jamais été jaloux. Peut-être avais-je le pressentiment qu’un jour mon tour arriverait. Et puis ce que  j’avais me suffisait. Dans les années soixante tous les espoirs étaient permis à ceux que la nature gratifiait d’une bonne  santé et d’une forte envie de travailler. Le temps me donnait raison et me comblait.

  Les premiers contreforts sont avalés dans la foulée comme l’on dit en athlétisme. Tout va bien pour le moment. Pourvu  que ça dure !!! La pente augmente, le moteur peine un peu. Soyons sage. J’ai envie de l’encourager,  de lui parler, de lui  dire que tout ira bien mais qu’on va prendre son temps. Première épingle : un petit coup de deuxième, pas de chance la  vitesse saute. Ca y est ; les ennuis commencent, c’est fichu, le beau rêve s’évanouit au premier virage serré. J’appuie à  nouveau sur le sélecteur et laisse le pied dessus. Le miracle s’opère, la vitesse reste enclenchée. Comment ai-je pu  douter de la fiabilité de cette R50 ? Je referai la même manœuvre à chaque fois que je rétrograderai. Surprise, la pente n’est pas si rédhibitoire que je ne l’avais imaginé. Certes les cyclistes que je double contrediront certainement ce jugement. Pour l’instant je peux passer la troisième et la bête grimpe allègrement.

C’est un plaisir immense. Rassuré sur les capacités de la moto, je peux savourer sans retenue la splendeur d’un paysage que je connais par cœur. Pourtant à chaque passage c’est la même découverte, le même appel de la montagne. De plus, avec cette moto, pas de concentration exclusive à la route. Pas de virage à optimiser, de régime moteur à garder dans les tours. Non, rien de tout cela. Une montée où tu profites de l’immensité du décor. Peut-être est-ce cela le vrai plaisir : que le moyen de transport s’efface pour laisser la place à la contemplation. Du moins c’est un autre genre de bonheur. Je ne veux pas jouer les rabat-joie et cracher sur cet autre plaisir qu’est la montée rapide d’un col. Je serais très hypocrite. Mais ce que je vis avec la R 50 est d’une autre, d’une toute autre nature. Et c’est bon.

Malgré toute ma confiance dans la mécanique d’outre Rhin, je guette les panneaux de signalisation. Les kilomètres s’égrènent régulièrement. L’air se refroidit, cela fera du bien au moteur. Tout continue à bien se dérouler. Le panneau annonçant le sommet du col à un kilomètre est franchi. Je sens ma victoire qui approche, qui est là à portée de main, qui ne devrait pas m’échapper. Mais la course à pied m’a appris que la victoire se juge sur la ligne d’arrivée et non un kilomètre plus tôt. Donc prudence et vigilance.

 

         Ca y est. C’est gagné.

Je vais me garer juste au pied du panneau qui indique:    « D 902 Col de l’Iseran Altitude 2 770 M » et en dessous les deux directions de Val d’Isère et à l’opposé celle de Bonneval.La photo en noir et blanc qui immortalise cet instant prise, je rejoins le parking. Il y a d’autres  motards, beaucoup sont admiratifs devant la R50. C’est vrai qu’elle est très belle cette moto et en plus, maintenant je le sais, très vaillante. Je suis ivre de bonheur même si je ne le montre pas. Je me rends au refuge où je sais qu’il y aura une bonne tarte aux myrtilles et un double expresso pour parfaire ce grand bonheur.

 

La descente sur Bonneval

se passe très bien, à petite vitesse pour éviter une mésaventure dans un des lacets qui viendrait tout gâcher. Et je veux faire durer le plaisir d’être dans la montagne. J’arrive au village le plus beau du monde. Olga a une chambre de libre dans son gîte. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Demain retour en plaine mais comme dit l’autre demain est un autre jour ….Je te quitte. Tu sais, je te l’ai déjà écrit**, combien j’aime ce village de la Haute Maurienne et je veux en profiter sans en perdre une seule minute.  

                                 
           A bientôt

                                         Ton vieux pote Roi de la montagne.

 

* Restauration décrite dans le JDM N° 54 déc /janvier 2009

**  « Lettres à un ami motard » pages 191 et sv